Les compagnons de route

Vendredi 2 novembre
Blois-Chaingy (60km)


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Michel a déjà fait de longues randonnées européennes à vélo dans sa jeunesse. Il est le premier à nommer mon vélo un randonneur. Il me pilote vers Blois par de petites routes pour nous faire arriver à sa basilique préférée: Saint Nicolas. Elle me rappelle un grand ami, Jean-Bernard Sugier. Elle nous avait réunis pour son grand départ.

Michel m'accompagne 15 km, jusqu'au château de Ménard. En se séparant, il me transmet la devise des pèlerins du Moyen-Age et de Compostelle: le but, c'est le chemin, comme la vie, ajoute-t-il en un souffle. Merci Michel. C'est toi qui m'a donné l'idée de faire signer par les hôtes qui m'accueillent, la sorte de passeport, appelé « créanciale », qu'avait chaque pèlerin pour se faire reconnaître. À défaut de clerc accueillant, demander la signature des hôtes les met dans le coup. Elle actualise, personnalise et ainsi sécularise la chaîne d'entraide permettant tout pèlerinage. Ta phrase ouvre donc ce créanciale.

Pédalage solitaire jusqu'à la rencontre d'un homme en VTT. Il fait Beaugency-Blois-Beaugency. Je lui demande la permission de me mettre dans sa roue pour bénéficier de son aide comme entraîneur. Il accepte et la conversation s'engage. Il semble un cadre en retraite extrêmement sportif: Annapurna, un bout de Compostelle. Son rythme est un peu plus rapide que le mien. Et il est moins chargé. Mais il connaît le chemin. Donc nous continuons ensemble jusqu'à Beaugency.
À un passage d'entrée en zig-zag pour défendre l'accès de la piste, mes sacoches accrochent. Première petite chute sans gravité. Apprendre l'outil !
À Beaugency vers 1h, il ne propose pas de déjeuner ensemble, après s'être enquis de savoir où je mangeais. Réserve vis-à-vis de l'inconnu. Mais il me conseille d'écrire mon journal chaque jour. Ce que je fais sur le champ au restaurant du bout du pont pour rattraper le retard d'hier.
« Où allez-vous avec votre beau vélo? me demande le patron à la fin du repas.
« À Jérusalem...
« Ah! J'irai bien avec vous, mais... je fume », me dit-il en me montrant son gros cigare.
J'arrive à 17h chez Jean-Claude G. en train de jardiner. « De la pelle, à la truelle et au clavier », me dit-il en souriant pour nommer ses diverses activités exercées avec une grande compétence et sagesse d'alternance intégrative et créative.

Lui et Michelle, son épouse, vont demain à Sennely en Sologne. Comme Sennely est en partie sur mon chemin, il me propose de m'emmener dans leur voiture. Cette hypothèse réduirait mon étape de moitié et me ferait éviter la traversée d'Orléans. C’est tentant, d’autant plus que la fatigue apparaît! La décision est quasiment prise, quand juste avant de se séparer pour la nuit, arrive le téléphone d’Armelle, étudiante d'Orléans, qui m'avait justement proposé de faciliter cette traversée en m'accompagnant. Je ne peux décemment refuser son offre si sympathique. Donc adieu la Sologne et rendez-vous à l'entrée d'Orléans, au Pont de l'Europe, à 10h.

Jean-Claude inaugure mon céanciale. Dans sa bibliothèque très alléchante, je découvre un livre d'Hubert Reeves, Les compagnons de voyage. Pour lui, les premiers compagnons sont d'abord les éléments physiques, d'habitude muets, que le voyage fait parler.
  • Les organes internes —muscles, articulations— à écouter attentivement pour savoir comment ils supportent le voyage. Le vélo sollicite et mobilise tous les organes. Mais, spécifiquement, il en est un que la mise en selle projette particulièrement sur le devant de la scène: c'est le derrière! Paradoxalement, c'est seulement si on est bien assis dessus, s'il trouve sa juste place de centre de gravité, qu'il remplit son office de mobilisation optimale pour une bonne articulation homme/machine.
  • C'est seulement le troisième jour, entre Chaingy et Gien, que j'ai senti l’amorce de mariage heureux entre mon cul français et la selle anglaise Brooks. L'union n'avait pas été spontanée. Elle avait été provoquée par les conseils insistants et convergents d'habitués des longues randonnées, Sébastien R., mon conseiller-vendeur de vélo et ses collègues. Cette heureuse union ne devait pas se démentir. Elle ne demandera des aménagements qu'à la fin du mois, pour prendre en compte la chaleur italienne.
  • Cette chaleur introduit les compagnons externes: le soleil ou la pluie, l'air et le vent et bien sûr la terre, plus ou moins accidentée et paysagée. Introduction en contacts directs entraînant des expériences corporelles brutes, énergétiques, massives et massantes, stimulantes ou épuisantes.
  • « Tous ces objets résistants portent la marque des ambivalences de l'aide et de l'obstacle. Ils sont des êtres à maîtriser. Ils nous donnent l'être de notre maîtrise, l'être de notre énergie » dit un Gaston Bachelard (La terre et les rêveries de la volonté, 1948, p.19) qui a peut-être fait plus de marche que de vélo. Mais combien est précieuse sa psychanalyse qu'il appelle matérielle ou naturelle, pour décoder un peu la complexité des éveils sensibles apportés par les corps à corps quotidiens avec ces compagnons élémentaires. Écologiquement, ils perdent de leur extériorité. Ils s'incorporent en imprimant une relation écoformatrice subtile. Comme le dit plus récemment Michel Serres, venir au monde implique d'expérimenter corporellement les chose et les lieux (Nouvelles du monde, 1997). D'où l'intérêt des voyages à déplacement lent, à raz de terre, pas à pas, ou coup de pédale par coup de pédale.
Pour continuer sur les bords de la Loire du 1er au 9 novembre...

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